Des droites au look de gauche de Raúl Zibechi/ Alainet

13 / 3 / 2014

Les récentes manifestations de masse générées par les droites de nombreux pays démontrent la capacité de celles-ci à s'approprier des symboles qu'elles dédaignaient jusque-là, semant la confusion dans les lignes de gauche.

Dans un article du New York Times du 17 février 2003, Patrick Tyler se questionnait sur ce qu'il se passait dans les rues du monde :

« Les énormes manifestations contre la guerre qui ont eu lieu cette semaine dans le monde entier nous rappellent qu'il y a encore deux super-puissances sur la planète : les Etats-Unis et l'opinion publique mondiale ».

« Regarde autour de toi et tu verras le monde en ébullition », écrit Tom Engelhardt, éditeur étatsunien du site «tomdispatch ».  En effet, dix ans après le fameux article du Times qui a fait le tour du monde dans le sillage du mouvement contre la guerre, il n'y a pratiquement plus un coin de la planète qui ne connaisse l'ébullition populaire, en particulier depuis la crise de 2008.

On peut énumérer le Printemps Arabe qui a fait tomber des dictateurs et s'est propagé dans une grande partie du monde arabe ; Occupy Wall Street, le plus grand mouvement de protestation aux Etats-Unis depuis les années septante ; les indignés grecs et espagnols, qui surnagent dans les désastres sociaux provoqués par la méga-spéculation. En ce moment-même, les rues d'Ukraine, de Syrie, du Sud Soudan, de la Thaïlande , de la Bosnie, de la Turquie et du Vénézuéla sont le théâtre de manifestations et de protestations de toutes sortes. Au Brésil, comme dans d'autres pays n'ayant pas connu de protestations depuis des décennies, le trouble s'est installé dans les rues de 350 villes et des manifestations sont attendues pendant la coupe du monde de football. Au Chili, le puissant mouvement de jeunesse étudiante qui a émergé n'a pas l'air de s'essouffler, et au Pérou, le conflit autour des mines dure depuis cinq ans.

Quand l'opinion publique détient la force d'une super-puissance, les gouvernements se proposent de la comprendre pour la dompter, la diriger, la reconduire vers des terrains plus praticables que l'affrontement de rue, conscients qu'ils n'obtiendront pas grand chose par la seule répression.

Voilà pourquoi les gauches, les partis, les syndicats et mouvements sociaux, qui monopolisaient jusque-là certaines savoirs, se retrouvent aujourd'hui face à des adversaires également capables de soulever les masses, mais à des fins bien différentes.

Style militant.

Du 20 au 26 mars 2010 était organisé, dans le département de Colonia en Uruguay, un « Rassemblement Latino-Américain des Jeunes Activistes Sociaux »(http://alainet.org/active/37263), dont le programme promettait « un espace d'échange horizontal » pour travailler à « une Amérique-Latine plus juste et plus solidaire ». Parmi la grosse centaine d'activistes qui a accouru, aucun ne suspectait d'où venait l'argent qui avait permis de financer son trajet et son séjour ni qui étaient, en réalité, les organisateurs de l'évènement.(Alai, 9 avril 2010)

Un jeune militant a décidé de chercher qui étaient les Jeunes Activistes Sociaux qui organisaient cette rencontre participative pour « commencer à construire une mémoire-vive des expériences d'activisme social dans la région, analyser les difficultés, identifier les bonnes pratiques locales utilisables au niveau régional et tirer le meilleur de la créativité et de l'implication de ses acteurs ».

Sa recherche sur internet lui a permis de découvrir que le campement était chapeauté par la Open Society Institute de George Soros et d'autres institutions proches de celle-ci. La surprise fut de taille. Car pendant le stage, se tenaient des tables rondes, des assemblées autour de feux de camp, des ateliers de travaux collectifs sous les whipalas et autres drapeaux indigènes. Un décors et un style qui auraient pu faire croire qu'il s'agissait là d'une rencontre de la même teneur que les Forums Sociaux et tant d'autres rassemblements d'activistes militants utilisant les mêmes symboles et les mêmes méthodes. Certains ateliers employaient la même méthodologie que les ateliers d'éducation populaire de Paulo Freire, qu'utilisent habituellement les mouvements anti-système.

Il est certain que plusieurs militants ont été instrumentalisés, « démocratiquement » s'entend, car tous ont assuré avoir pu exprimer librement leurs opinions sur les objectifs du camp, bien loin de ceux pour lesquels ils avaient été appelés à participer. Cette même méthode d'apprentissage de la fondation de Soros a été appliquée dans certaines républiques ex-soviétiques, notamment durant la « révolte » au Kirghizistan en 2010 et pendant la Révolution Orange en Ukraine en 2004.

Il est avéré que de nombreuses fondations et institutions envoient de l'argent et des instructeurs à des groupes alliés afin qu'il se mobilisent et travaillent à renverser les gouvernements opposés à Washington. Dans le cas du Venezuela, par exemple, des agences comme Le Fonds National pour la Démocratie (NED, pour l'acronyme en anglais) créé par le congrès des Etats-Unis pendant le présidence de Ronald Reagan, ou la Fondation d'Analyses et d'Etudes Sociales (FAES) espagnole, gérée par l'ex-président José María Aznar, ont été dénoncées à plusieurs reprises.

Mais nous nous trouvons aujourd'hui devant une réalité plus complexe : les forces conservatrices ont appris l'art de mobiliser et faire descendre les gens dans la rue pour faire tomber des gouvernements.

L'art de la confusion

Le journaliste Rafael Poch décrit le déploiement de forces sur la place Maidan de Kiev : « Aux moments les plus forts de la mobilisation, environ 70 mille personnes se sont rassemblées dans cette ville de 4 millions d'habitants. Parmi elles, une minorité de quelques milliers, peut-être 4 ou 5 mille, est équipée de casques, de boucliers, de barres de fer ou battes de baseball pour affronter la police. Ce collectif compte également une autre catégorie, un noyau dur de peut-être mille ou mille cinq cent personnes paramilitaires, prêtes à tuer et à mourir, qui font usage d'armes à feu. » (La Vanguardia, 25 février 2014).

Le fait que la guérilla urbaine dispose de ces forces n'est pas nouveau. Tout au long de l'histoire, elles ont été utilisées par différents groupes, dissemblables, antagoniques, pour atteindre des objectifs eux aussi opposés. Le dispositif que nous avons pu observer en Ukraine est en partie reproduit au Venezuela, où des groupes armés se fondent dans des manifestations plus ou moins importantes, générant des situations d'ingouvernabilité et de chaos jusqu'à atteindre leur objectif : la chute du gouvernement.

La droite a tiré les leçons de la grande expérience insurrectionnelle de la classe ouvrière, principalement européenne, et des soulèvements populaires qui se sont succédés en Amérique Latine depuis le Carazco en 1989. Une étude comparative de ces deux moments, devrait rendre compte des différences énormes entre les insurrections ouvrières des premières décennies du XXème siècle, dirigées par les partis et solidement organisées, et les soulèvements des secteurs populaires des dernières années de ce même siècle.

Dans tous les cas, les droites ont été capables de créer un dispositif « populaire », comme celui que décrit Rafael Poch, pour déstabiliser des gouvernements populaires, donnant l'impression que nous nous trouvons face à des mobilisations légitimes qui finissent de renverser des gouvernements illégitimes, bien que ceux-ci aient été élus et conservent le soutien d'une partie importante de la population. De ce point de vue, l'art de la confusion est tout aussi décisif que l'art de l'insurrection dont les révolutionnaires étaient autrefois les maitres.

Surfer sur la vague

Les groupes conservateurs brésiliens ont fait preuve d'un art très similaire durant les manifestations de juin. Alors que les premières marches sont passées inaperçues dans les médias, qui n'en ont quasiment pas parlé sauf pour dénoncer le « vandalisme » des manifestants, un changement s'est opéré, à partir du 13, quand des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues.

Les manifestations font la une mais il se produit ce que la sociologue brésilienne Silvia Viana appelle « une reconstruction du récit », dont les objectifs sont bien différents de ceux des premières manifestations.

Le thème du prix des transports en commun passe au second plan et apparaissent les drapeaux du Brésil et le slogan « A bas la corruption », qui ne figuraient pas dans les premiers appels à manifester (Le Monde Diplomatique, 21 juin 2013). Les médias de masse ont également fait totalement disparaitre les mouvements à l'origine de la mobilisation, les remplaçant par les réseaux sociaux, en arrivant à criminaliser les secteurs les plus militants pour leur prétendue violence, alors que la violence policière est restée au second plan.

Voilà comment la droite brésilienne, qui n'a aucune capacité de mobilisation, a tenté de s'approprier des soulèvements dont elle était loin de partager les objectifs (la dénonciation de la spéculation immobilière et des dépenses pour les travaux pour la coupe du monde de football). « Il est évident qu'il n'y a pas de lutte politique sans dispute pour les symboles », assure Viana. Dans cette lutte symbolique, la droite, qui maquille ses « coups » comme des actions de « défense de la démocratie », a appris plus rapidement que ses adversaires.

Raúl Zibechi, journaliste uruguayen, écrit pour Brecha et La Jornada et collabore avec l'ALAI.

Source: http://bit.ly/1dJtuK8

Traducion : Florent Barat